mardi 21 mai 2024

Je vous mets l'exhausteur?

Je crois encore entendre notre mère pour qui l’excès d’épices cachait toujours un souci de fraîcheur ou de fadeur, pour qui les couleurs des aliments industriels étaient hautement soupçonnables (râââââh ce yoghourt Stassano rose fluo ou ces pommes d’amour rigoureusement interdits). L’afflux d’exhausteurs dans la bouffe d’usine, l’invasion d’épices exotiques (cette cannelle ou ce cumin utilisés sans discernement ou quantité mesurée), la pléthore de modes -toujours fugaces- ou de régimes douteux (confondant alimentation et médecine), la facilité des livraisons clé sur porte, tout ça me semble concourir à une absence du plaisir essentiel, une perte de joie indispensable dans le repas quotidien.


Je repense souvent à mon étonnement devant l’absence de pots Ducros/Liebig sagement alignés sur les hottes ou rangés sur de jolies étagères aux tentures vichy des quelques toscans qui m’ont fait l’honneur de me laisser entrevoir leur cuisine. Je parle ici des foyers ordinaires, de la cambuse des champs, des cantinettes ou réfectoires paysans accessibles aux plus humbles, loin des us bourgeois et riches de Florence (et des alpages du Mugello tout proche) ou des coutumes livournaises mêlant parfois les produits les plus extravagants (ce port est une fenêtre ouverte sur le monde depuis les Médicis).


A poil, se déshabiller, se débarrasser d’habitudes ancrées et de schémas traditionnels -bouquet garni, herbes de Provence, quatre épices, thym/laurier, sel/poivre- et revenir aux fondamentaux, cuisiner des aliments pour le goût de ces aliments, doser les aromates avec humilité, user d'arômes avec pudeur, traiter les herbes avec brillance, sublimer avec égalité aussi bien le poireau que la cigale de mer, les branches de bourrache que le filet de Chianina.


Observer, sans relâche, regarder comment les enfants ici sont initiés tout petit à la culture du goût ou voir les familles ou les bandes d’amis s’échanger les assiettes et fourchettées, décider du comment se constituer une charte des parfums, de noter comment s’érige une échelle des senteurs, arpenter les marchés et les potagers, harceler doucement les producteurs... Succomber aux conseils initiatiques et aux décrets d’alchimistes des acteurs locaux, tenter de percer le pourquoi du combien/quand mettre le basilic ou la marjolaine, l’ail ou l’anchois, tenter de lister les denrées propres à recevoir la sauge ou le romarin, le capron ou la poutargue: je continue mes harangues pour celle-ci des cuisines régionales italiennes, la toscane, devenues la première du monde avec une panoplie si limitée et répétitive en aromates qui tiennent parfois sur un appui de fenêtre.


Faire soumission devant autant de traditions lointaines et d’habitudes immuables, avec autant d’espoir pour tous les mangeurs venus ou à venir du monde entier, viandards ou végétatifs, fêtards ou ascètes. Le plus dur restera à faire: doser les quantités...


Après avoir passé deux heures avec monsieur Benozzo Gozzoli, devisant du vent dans les "Valle », des herbes poussant le long des « strade » et autres félicités qui me tombent dessus à chaque voyage en Toscane, après avoir déambulé dans son oeuvre en son musée de Castelfiorentino, une faim de loup m’est tombée sur le gosier comme une Ribolita dans une écuelle: prometteuse. Direction la pizzeria Carlo à Selvatelle et son buffet qui vaut bien toutes les toiles de grands maîtres. Le bon vin de Terricciola fera le reste: vision floutée des bonnes bouilles de mangeurs pisans se mélangeant avec les images ressassées de mes conversations avec le maître du quattrocento.